Impossibles hauteurs – #HistoiresExpatriées

Impossibles hauteurs – #HistoiresExpatriées

Je suis parquée entre trois cordelettes rouges tressées, montées sur des poteaux dorés. J’attends mon tour, dans trois minutes le quart d’heure sera fini et le panorama sera disponible, pour un nouveau quart d’heure.

Les portes s’ouvrent dans un mouvement théâtral et symétrique. A gauche, l’escalier est vide, à droite, une floppée de visiteurs s’écoule, disparaît, nous laisse le champ libre.

J’y suis. En haut.

J’avais rêvé d’autres hauteurs pour ce texte. Une heure d’écriture, en haut du campanile de San Marco. « Fermé pour travaux jusqu’au 25 janvier ». Mince. La tour de l’horloge, alors ? « Uniquement sur réservation ». Autour de moi, la place Saint-Marc, vide. La balustrade de la Basilique ? Pas assez haute, trop sombre. Cela fait des jours que j’y pense, la lumière, les toits de Venise qui s’étalent, un moment d’ouverture sur l’année 2020 : contemplatif, glacial, humide et baigné de soleil.

Le Campanile de la place Saint-Marc

Alors j’ai enfilé les ruelles humides où l’air de janvier semble presque bleu. Sans trop savoir où aller, où trouver ces hauteurs dont j’ai envie, pour mieux réfléchir.

La porte du Fondaco dei Tedeschi s’ouvre toute seule. Un bel homme noir en costume noir la tient, de l’autre côté du battant de verre. Alors j’entre, et grimpe dans les effluves de parfum les étages de ce vieil entrepôt, temple du luxe contemporain, forteresse marchande oubliée de la république de Venise.

Les cordelettes, l’attente, la porte qui s’ouvre, une volée de marches et voilà, Venise, les toits, l’air qui pique. Cette ville avec ses bruits qui ont fait battre mon coeur si fort. Les charrettes et les chalands. L’eau et les moteurs de vaporetti qui grognent. La ville sous mes pieds, qui s’abstrait, devient un objet lointain.

Une amertume, un éblouissement.

Mais l’horizon s’est rapproché. Mon amour a rétréci, lavé et délavé par les marées. Venise me laisse un goût amer : j’ai trop gratté le vernis. Vivre dans cette ville me fatigue : j’ai l’impression de lutter pour fixer devant mes yeux un rêve, l’empêcher de s’évanouir. C’est peut être justement ça qui m’use. Devoir me convaincre en permanence que Venise existe. Qu’elle (m’)est possible. Ville idéale, village global sans moteurs, où le corps est central, l’espace, à sa mesure. Où les nuits immenses n’appartiennent qu’aux marcheurs, aux étoiles et au silence.

Un éblouissement qui ne parvient plus à faire taire les doutes et les questions. Comment trouver sa place dans une ville qui relègue l’habitant aux rez-de-chaussée, loin des hauteurs, des altane, du soleil et des terrasses ?

Je regarde les toits, les clochers, les dômes, les tuiles brillantes, une masse orange tranchée en son milieu d’une ligne bleue scintillante, le Grand Canal. Aujourd’hui, cette vision douce et apaisante m’oppresse, dans un rapport de plus en plus ambigu d’attraction/répulsion.

Il est temps pour moi d’aller voir ailleurs. Je détache mon regard des toits. Autour de moi, les objectifs crépitent et grappillent par petits bouts l’immense beauté de cette ville absurde surgie là, entre les canaux.

D’ici deux semaines, j’aurai rassemblé mes affaires pour prendre un peu mes distances avec Venise. Oh, pas bien loin, mais suffisamment pour trouver un espace à moi, sans avoir besoin de gagner au loto. Sur la terre ferme, la « campagna » comme disent les vénitiens pour qui leur ville est le centre de l’univers. Loin du murmure léger des canaux qui lèchent les marches d’un quai, mais pas trop, pour pouvoir y revenir souvent, en trente minutes de train. Où ? Je vous raconterai peut être au prochain épisode.

Cet article a été écrit dans le cadre du rendez-vous #HistoiresExpatriées dont le thème pour le mois de janvier était « en haut ». Vous pouvez suivre les blogueurs et les blogueuses qui participent des quatre coins du monde en rejoignant la page facebook ou instagram 🙂 A bientôt !

Pour lire les articles des autres participantes :

  • Angélique au Sénégal, à la rencontre des peuples des collines
  • Karine à Hong Kong, nous expose la conception du temps des chinois
  • Amélie et Laura en Italie, à Turin, racontent le Monte Viso, Roi de Pierre du Piémont
  • Barbara en Espagne, grimpe sur son toit andalou
  • Perrine au Canada, part vers les sommets : vue royale assurée !
  • Hélène à Monterey au Mexique, part pour une randonnée vers les hauteurs qui révèlent une ville asphyxiée par la pollution
  • Aude, depuis Buenos Aires, n’a peur de rien, surtout pas des talons plateforme des argentines !
  • Eva, dans sa salle de classe japonaise, a une vue qui donne envie de rêvasser…
  • Retour en arrière avec cet article qui nous montre le Berlin d’il y a dix ans, et vu d’en haut s’il vous plaît !

18 thoughts on “Impossibles hauteurs – #HistoiresExpatriées”

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