Ca commence avec le chant inquiétant d’une sirène. Le ciel est gris, les canaux gonflés d’eau, d’une couleur incertaine. Il pleut, le vent envoie des paquets d’eau de tous côtés. Elle arrive : l’acqua alta.
Tous ceux qui visitent Venise entre novembre et avril se posent la question : et s’il y a l’acqua alta ? Irai-je nager avec les lions sur la place Saint Marc ? Mon hôtel va-t-il couler ? Dois-je mettre des brassards dans ma valise ?
Vacances mouillées, vacances gâchées ?
Et les vénitiens, comment font-ils ?
Cet article commence par un parti-pris sérieux et informatif. Puis on se détend et je vais vous raconter ma nuit de galère lors de l’acqua alta de lundi 29 octobre. Parce que si j’ai ouvert un blog, c’est notamment pour pouvoir rigoler de mes mésaventures.
L’acqua alta, c’est quoi ?
Depuis quelques jours, je reçois beaucoup de messages inquiets. Proches, amis, même quelques lecteurs et lectrices du blog qui se demandent si je me suis déjà transformée en créature amphibie.
Si vous voulez tout savoir, mes branchies ne poussent toujours pas, mais j’y travaille.
Devant les images d’apocalypse qui tournent sur les réseaux sociaux ou les médias, on me demande si c’est vrai.
Je me rends compte que l’acqua alta est un phénomène méconnu et peu compris. Alors voilà deux-trois notions qui vous aideront à y voir plus clair.
Ce n’est pas une inondation…
… c’est une marée. Donc le niveau de l’eau monte, comme tous les jours à Venise. Les cycles durent six heures, et si on observe le niveau des canaux, on voit bien qu’il n’est pas toujours égal. On peut dire que la marée inonde Venise, mais pas que la ville subit des inondations. C’est différent.
La ville étant dans une lagune, et construite à peine à quelques centimètres du niveau de la mer, le moindre mouvement de marée se voit à l’œil nu.
La ville ne coule pas…
… c’est l’eau qui monte. On dit que Venise s’enfonce petit à petit dans le sol. Sur cette information, je n’ai pas de données. Je ne saurais vous dire si c’est vrai ou non, ni de combien de centimètres.
Mais l’acqua alta n’est pas liée à un mouvement de la ville vers le bas. Non, encore une fois, c’est la marée qui fait le boulot.
Beaucoup de choses sont fluides et changeantes dans une ville d’eau. Le paysage n’est jamais le même, et l’élément aquatique redéfinit les espaces. L’acqua alta est simplement une version plus impressionnante d’un phénomène naturel.
Pourquoi l’acqua alta ?
Plusieurs raisons expliquent ces marées supérieures à la moyenne : la pression atmosphérique, le vent… Non, ça n’est pas un châtiment divin punissant les vénitiens pour la corruption de leurs responsables politiques. Je fais ici allusion au MOSE, en français « Moïse », un projet visant à endiguer l’acqua alta. Ce projet prévoit un système de « fermeture » des connections mer/lagune. En chantier depuis des années, il a vu éclater de nombreux scandales de corruption de fonds publics. Il est très fortement critiqué à Venise.
Maintenant, le vent. Si le sirocco souffle, les acqua alta peuvent durer plus longtemps car celui-ci pousse les eaux dans la lagune. La marée ne peut pas redescendre normalement et cela créée des courants.
Y-a-t-il un mètre cinquante d’eau dans les rues ?
Les chiffres font peur. Mais les chiffres sont trom-peurs. Quand on entend « une acqua alta à 156 cm », on panique. Un mètre cinquante-six, c’est un centimètre de moins que la taille de ma maman. C’est flippant, non ?
Rassurez-vous, on compte ces cm à partir du niveau zéro, celui de la mer. Donc il y a une marge de marée puisque les quais de Venise sont situés entre 70 et 100 cm au dessus du niveau de l’eau, plus ou moins.
A 80 cm de marée, il y a quelques belles flaques place Saint Marc. Pour les photos, c’est top. Plus le chiffre est élevé, plus la partie de Venise inondée est grande. Considérez qu’en dessous de 110 cm, on n’en parle même pas : c’est la routine et concerne une petite portion de Venise.
Comment s’informer sur l’acqua alta ?
Pour connaître le risque d’acqua alta, il y a plusieurs outils.
D’abord, les prévisions.
Pour une information assez fiable, consultez le site du Centro Maree, qui vous donnera une courbe indiquant les niveaux en cm.
Vous vous demandez si votre hôtel risque de prendre l’eau ? Consultez altimetria, un site qui répertorie de façon très précise les niveaux dans la ville.
C’est utile aussi pour ceux qui cherchent un logement à Venise, et peut être déterminant quand on visite un rez-de-chaussée.
Lundipocalypse à 156 cm
Réveil, 7h30 : j’ai reçu un SMS. A l’ère de whatsapp et de facebook, ça ne peut qu’être 1) mon père ou 2) le service des marées.
« Prevista intensificazione dei venti di scirocco. Possibilità di max. 150 cm ore 14. La marea rimarrà alta per tutta la giornata. »
Joyeux lundi, et bonne journée. En gros, ça va monter. En bref, c’est la tempête.
Mes bottes, un caffè et direction mon premier RDV de la journée. Me voilà dans un palazzo au bord du Grand Canal, en face de Maddalena qui me raconte l’histoire de la famille Bevilacqua, dépositaire de la plus précieuse des traditions du tissu à Venise. Pourtant, les métiers sont vides et tout ce qui touche le sol a été surélevé sur des tréteaux.
Inquiétant.
10h30, je décide d’annuler le RDV suivant, place Saint Marc : là bas, ils sont déjà dans l’eau. J’avais prévu de passer mon après-midi à la Bibliothèque adjacente, j’appelle : fermée.
Retour à la maison, loin des éléments, au chaud. C’est quand même bien d’être freelance.
16h30, je sors de chez moi pour une mission complètement différente. Je vais à l’aéroport récupérer un groupe de 35 touristes pour les accompagner à leur hôtel. Le genre de job sympa, avec en sus une balade en bateau taxi jusqu’à l’hôtel.
Oui mais.
J’enfile de nouveau mes bottes et sort de la maison. Je croise un homme portant des cuissardes, le modèle pour pêcheur, avec les bretelles, qui monte jusqu’à l’aine.
Préoccupant.
Sur le quai, l’eau est vraiment haute. Je marche prudemment, voyant le niveau se rapprocher dangereusement du bord de mes bottes. Optimiste, je continue d’avancer, jusqu’au pas de trop. Dans un bruit de succion, l’eau froide s’engouffre dans mes chaussures, qui se mettent immédiatement à peser une tonne. Je me fige, interrogeant du regard les touristes qui font des selfies pieds nus autour de moi.
Demi-tour, je dois trouver une solution. J’enfile une paire de collants, une minijupe et mes chaussures d’eau achetées cet été pour crapahuter sur les rochers des Pouilles.
Sur chaque jambe, je passe un sac poubelle, que je fixe en enroulant du gros scotch autour de mes cuisses. On dirait que je porte des mi-bas, en version pas sexy du tout.
Impeccable. Rien ne peut plus m’arrêter.
Je n’ai pas fait cent mètres que je détecte une humidité anormale au niveau du gros orteil. Nous avons une fuite au niveau du pont inférieur droit ! Mon sac poubelle prend l’eau.
J’atteins la gare de Venise mouillée jusqu’à mi-mollets. Plus un seul guichet n’est ouvert pour imprimer les billets que je dois distribuer à mon groupe. La fille d’attente à la machine automatique est digne d’un rationnement en temps de guerre, les touristes, emmitouflés dans des capes de plastique fluorescentes, attendent, mouillés par les embruns que le vent soulève.
Piazzale Roma, j’entre dans les bureaux restés ouverts pour retirer mes billets. Un homme réclame à boire, s’énerve, les employés annoncent dans toutes les langues que le service des vaporetto est interrompu jusqu’à nouvel ordre. La tension est palpable.
Dans le bus pour l’aéroport, je choisis la place au dessus des roues : de là, sort un air chaud salvateur qui vient sécher mes collants.
18h, je suis à l’heure pour organiser le transport avec la compagnie de taxi.
L’employé m’apprend que :
- Leur vol est retardé d’une heure trente.
- Aucun bateau taxi ne part de l’aéroport de Venise.
- Nous allons être divisés dans des voitures pour rejoindre Piazzale Roma.
- Trois bateaux taxi viendront nous récupérer.
- Ils ne nous déposeront pas devant l’hôtel comme prévu car la zone est trop inondée.
- L’électricité a sauté dans une partie de l’hôtel où nous nous rendons.
C’est vraiment une semaine qui commence bien, me dis-je.
Pendant que je finis de sécher, mon groupe, inquiet, arrive. J’explique ce qu’est l’acqua alta, rassure tout le monde, forme des groupes de huit et en voiture.
Arrivés Piazzale Roma, là où le monde aquatique de Venise commence et où les voitures ne s’aventurent plus, le groupe s’équipe de sur-chaussures en plastique.
Orange Spritz, Bleu Lagoon ou Jaune ciré, les couleurs réveillent la tempête.
Sur le Grand Canal, les taxis voguent lentement en file indienne. Sous nos yeux, les palais sont encore plus surréels que d’habitude. L’eau est dans les jardins, les salons et les rez-de-chaussée élégants.
Nous débarquons à pied sec à la Salute. En procession, le groupe me suit vers son salut. Passé le premier pont, une mer s’étale devant moi. J’ouvre grand les bras dans un geste biblique, mais aucun miracle ne se produit. Le MOSE ne marche pas, et je ne sais pas ouvrir les eaux.
Mon groupe empoigne les valises pour les porter au dessus de leur tête et dans un grand bruit de splach et de splouch, nous marchons jusqu’à l’hôtel.
Enfin au sec. De petites lampes à pile dessinent d’étranges ombres sur les visages mais chacun trouvera sa chambre. L’imprimante ne marche pas, les bureaux sont dans l’eau, pour les vouchers et autres billets, on verra plus tard.
Je tire ma révérence et sort de l’hôtel.
Il est 22h30. J’ai de nouveau les pieds dans l’eau. Je suis à 30 minutes de marche de chez moi. Deux chemins équidistants s’offrent à moi. Je suis perplexe. Lequel sera potentiellement plus « sec » ?
Je fais mon choix et traverse le Ponte dell’Accademia. A travers le quartier de San Marco, je traine les pieds dans l’eau en songeant aux bénéfices sur la santé de la marche aquatique.
Dans les boutiques, les propriétaires s’activent armés de sceaux et de balais.
D’autres fument tristement leur clope, de l’eau à mi-mollet, au milieu de leurs sacs en cuir accrochés aux murs.
Plus que 600 mètres. J’ai maintenant de l’eau au dessus du genou. La minijupe, une idée de génie : quelques centimètres de plus et j’avais les fesses trempées.
Les derniers efforts à contre courant, et je m’écroule chez moi.
23h30, rideau, c’est fini.
Le lendemain, grand soleil sur Venise qui joue du balai, nettoie et se rafistole. Partout, on entend les récits épiques des uns et des autres.
De l’eau jusqu’à mi-cuisse ! J’ai du mettre le tapis sur le frigo ! Une touriste est tombée au canal ! T’as vu la vidéo à Murano ? Et les vagues sur les Zattere ! Toutes les écoles fermées ?! On a dû jeter des caisses de bouquins dans la réserve….
156 cm de marée, c’est exceptionnel. La dernière fois, c’était en 2008. Avant ça, en 1986.
J’espère que cet article aura été utile, et qu’il vous aura aussi fait rigoler.
Racontez-moi vos histoires d’acqua alta en commentaires, si vous avez déjà vécu le phénomène 🙂
Très éclairant. C’est vrai qu’on en entend souvent parler mais sans réellement savoir de quoi il s’agit. Ça doit être assez stressant à vivre, les premières fois.
Moi ça m’a amusée, au début, maintenant c’est juste un élément du quotidien. Merci pour ton commentaire !
Pour une fois que nous allions à Venise, la visite s’est avérée …historique. Nous logions place de l’anatomia,un le portique et là, schgloup, l’eau jusqu’à mi cuisse…c’est notre fille qui a été surprise avec de l’eau jusque sous les fesses….Et ben, heureusement que j’ai pu faire une machine et j’ai passé 3-4 heures à secher notre unique paire de chaussures…Sinon, c’était superbe à souhait 😉
Olala j’imagine ! Vous avez vécu une acqua alta inoubliable. Avec les bons et les mauvais côtés (c’est quand même mieux quand ça n’arrive pas, c’est sûr)
Quelle aventure Lucie! En tous cas, j’en sais désormais plus sur l’acqua alta que je méconnaissais. J’avoue que voyant certaines images et notamment tes « stories » sur Instagram j’étais franchement perplexe. Merci pour ton article et ton style d’écriture qui me donne toujours le sourire.
Bonjour Lucie, je me prépare à vivre ceci fin décembre. J’avais déjà vu les prémices des aqua alta en septembre 2017. Me conseilles tu de prendre des bottes avec moi?
J’aurais d’autres questions comme fais tu des présentations touristiques individuelles ou connais tu des membres de l’association des chevaliers de San Marco (besoin de prendre contact; pas eu de retour via mail)…
A bientôt!
Bonjour Caroline, il est difficile de savoir à l’avance s’il y aura l’acqua alta, fin décembre c’est dans trop longtemps par exemple. Le mieux est de contrôler les sites des marées avant ton départ et de décider. Depuis ce jour là, je n’ai plus utilisé mes bottes… c’est un phénomène tout de même assez limité 🙂
Je ne connais pas cette association, je ne peux pas t’aider à ce sujet…
Bon séjour !
L’aqua alta…. Nous logions près de piazzale Roma, petit déj pris, nous voilà en route, plus on avance, plus les canaux se gonflent d’eau…. on est loin de San Marco et à certains endroits nous marchons dans l’eau, je dit à mon ex-compagnon, que si il y a de l’eau ici, ben San Marco est sous eau…… Arrivé à l’embarcadère sur le canal de la Giudecca, je vois que pour cause d’acqua Alta il ne sera pas désservit. Demi tour pour rejoindre l’hôtel et mettre les bottes…..pas de chance, plus moyen de passer me dit une dame, je le dit à mon ex, la dame parle française et nous demande où on doit aller, je lui répond Piazzale Roma, elle tente de m’expliquer, puis me dit je vais aller avec vous, une rencontre « magique », j’essayais tant bien que mal de lui parler italien et elle me répondait en français, chouette moment.