La vibration du moteur me traverse le dos et je lâche mon téléphone. Assise dans le sens inverse de la marche, je sens le train partir et par la fenêtre, en quelques secondes, Venise s’efface, la lagune resplendit.
J’éloigne mon smartphone de moi : tous les sunset d’instagram ne valent pas le spectacle qui s’offre à moi par la fenêtre. Il est environ 16h45, un soleil d’hiver, rose et gras, descend sur la lagune. L’eau est basse, c’est la saison des sèches, les secche. Si basse qu’aucun bateau, aucune onde, pas une vague ne trouble ce miroir. L’instant est parfait. Il ne durera pas.
Il suffit que je détache les yeux de ce spectacle pour qu’il s’évanouisse, alors je garde les yeux écarquillés. La lagune est d’un rose doré, au fond, la zone industrielle de Marghera, nimbée d’un halo romantique. Les cheminées de Fusina, avec une douceur que je ne leur connais pas, crachent une fumée de marshmallow sucré. Ce monde se dédouble à l’envers sur les eaux, dans une représentation abstraite et bizarre.
L’obsession du partage
Je me délecte de ce spectacle, mais mon cerveau, lui, est ailleurs.
« Est-ce que ça rendrait bien en photo ? » « Tu pourrais le publier sur Instagram ! » « Un billet de blog » « Je suis sûre que untel adorerait. Envoie-lui une photo !«
Ce flux de pensées persistantes envahit ma tête. Il veut me priver du plaisir égoïste de regarder, comme ça, pour moi. Mais qu’est-ce qui m’arrive ? J’observe les autres passagers. Tous fixent leur téléphone. Un autre train nous double lentement. La lumière étincelante éclaire les passagers voisins qui défilent, silhouettes noires sur fond d’or, smartphone à la main. Moi-même, je résiste à tweeter pour raconter cette situation sur le mode de l’anecdote ironique.
Vivre pour soi, infidélité au Dieu smatphone
Finalement, je dois m’obliger à lâcher du lest, à renoncer à faire partie du flux constant des réseaux sociaux. Je vais regarder ce coucher de soleil magnifique, et personne d’autre ne le verra, puisque les autres passagers sont plongés dans des univers virtuels. Quelle rebelle.
J’ai toujours admiré et envié ces gens qui n’ont pas de smartphone. Pas de compte instagram. Voire même pas facebook. Ceux qui refusent de se faire intoxiquer par les réseaux sociaux. Alors que moi, je suis addict jusqu’à la moelle. Je suis sur twitter depuis plus de 10 ans, sur facebook depuis 2008, et même si j’ai eu mon premier smartphone seulement en 2016, 4 ans lui ont suffi pour devenir l’un de mes organes vitaux.
Le nombre de livres que je lis est en chute libre, au lieu de téléphoner à mes amis pour se donner RDV nous passons des heures sur whatsapp à échanger des messages pour organiser parfois un simple repas. Et quand je vois quelque chose qui me plait, qui m’amuse, qui m’émeut : je le prends en photo. Au lieu de raconter ce que j’ai vu avec des mots, je dirais « attends, j’ai une photo », laissant encore une fois mon téléphone me couper la parole, la pensée.
La micro-déconnexion, pratique salutaire
Pourtant, je n’envisage jamais (ou presque) de me débarrasser de cet objet qui est devenu un outil de travail, de communication et de divertissement. Même temporairement. Le camp de déconnexion, tel que pratiqué par des américain.es sous pression pour retrouver les plaisirs de la vie non-numérique, non merci. Et se passer de smartphone me renverrai à l’époque du collège où j’étais la seule à ne pas avoir de portable et à utiliser le fixe pour organiser ses rencards (une expérience plutôt bof).
Alors je me propose de pratiquer la micro-déconnexion, une pratique difficile mais nécessaire quand une partie de mon activité est liée à internet, au blog, aux réseaux sociaux.
La micro-déconnexion, c’est quoi ?
Ce que je me propose de définir comme micro-déconnexion commence par une décolonisation de mon cerveau. Suis-je la seule à avoir la sensation que ma façon de penser s’est modifiée depuis que j’ai un smartphone ? Le simple fait que l’appel au partage et à la photo soit omni-présent dans mon quotidien le prouve.
Refuser de répondre aux sollicitations de la bête, qui réclame story instagram, tweets et posts facebook. Parce que cette obsession du récit me prive de mes récits intérieurs, de mes pensées à moi, de mon temps mental utilisé pour divaguer et rêver.
Dans mes rapports avec les autres, refuser encore l’omniprésence du téléphone. Recommencer à raconter plutôt que de dire « attends, je te montre ». Une image vaut mille mots mais que sont nos conversations sans ce matériau impalpable qui fait l’échange et le plaisir de parler ? La réalité d’une image écrase toutes les représentations mentales qui vivent dans nos têtes quand on nous raconte une histoire : est-ce forcément mieux ?
Fermer la porte de ma chambre à cet intrus de téléphone qui s’est invité dans mon lit. Racheter un réveil, ne pas consacrer mon premier regard du matin à ce téléphone qui m’assaille de notifications.
Bref, revivre des choses « en secret » du monde, sans images pour témoigner, le multiplier sur les réseaux sociaux. Préférer la parole et l’écrit pour raconter, enrichir mon imaginaire. Avant d’avoir besoin de partir en camp de déconnexion pour retrouver l’équilibre, l’instaurer au quotidien.
Cet article est le deuxième épisode d’une nouvelle rubrique sur le blog, un peu plus fourre-tout. Une porte ouverte sur mes carnets et mes réflexion de voyage, quand j’ai envie de les partager avec vous autrement qu’en photos ou sur instagram.
Photo de couverture : Le vieil homme, le telefonino et le chien, Ravenne, décembre 2019.
Cet article est parfait. Ça correspond à peu près à ce que je me dis et cette schizophrénie qui fait de mon smartphone mon meilleur ami et mon pire ennemi en même temps. J’ai beaucoup de mal à me débarrasser de lui, ça reste le 1er truc que je fais le matin, mais je m’oblige à avoir des moments sans par exemple je m’oblige à lire, à aller au cinéma et à ne pas prendre de photos…mais qu’est ce que c’est dur.
Je suis bien d’accord que ça change nptre rapport au monde, j’ai l’impression de voir les choses par le prisme des réseaux, je suis archi jalouse de ceux qui n’ont rien et qui se moquent un peu de moi, même si je défends les réseaux sociaux et blogs.
Merci pour cert article!
Merci pour ce bel article! Mon compagnon devra prendre mon smartphone (il n’en a pas) pour un voyage d’une semaine en Laponie car je veux qu’il ai un gps et qu’il puisse m’envoyer des photos ou des messages pendant son voyage. J’avoue que j’anticipe un peu une semaine sans téléphone portable alors même que je ne suis jamais trop loin de l’ordinateur (juste pendant les transports en fait!) C’est dingue l’importance que ça a pris dans nos vies en si peu de temps!! Je vais devoir remettre une montre aussi ahah! Bref, je te dirai comment ça se passe…. Mais pas sur WhatsApp ! 🙂
Je me suis identifiée dans ce que tu racontes de la colonisation du cerveau. Je me sens parfois littéralement happée par l’écran et je mets le téléphone souvent en mode avion. Mais effectivement je songe à racheter un réveil pour ne pas que ce soit le téléphone la première chose que je vois le matin
Ciao Lucie,
J’ai un smartphone par la force des choses…. Je n’ai jamais adhéré réellement aux portables, mais si on en a pas on est ringard…. Je n’ai pas internet, pas d’applications, en fait ce smart ,e sert qu’à téléphoner ou envoyer un texto…. Je mens en disant pas d’application, j’ai whatsapp, que je « branche » une fois toutes les lunes…. Se téléphone passe sa vie sur ma table de salon, les 3/4 du temps, je ne l’ai même pas sur moi. Moi j’aime communiquer en direct, même et surtout avec des personnes que je ne connais pas, n’importe où, dans un bar, un resto, les transports en communs…. Je parle à tout le monde, même à un chien avec un chapeau (expression belge) ;-). Toutes ces technologies sont pour moi chronophage, parfois malsaines aussi, je me demande si bientôt il ne faudra pas un smart pour respirer!! Un petit peu « femme des bois », mais ça c’est moi ;-). Perso, j’ai toujours mon réveil, interdiction formelle que ce smart me suive partout, sa place c’est le salon, et si il sonne et que j’arrive trop tard et bien on a qu’à laisser un message ou rappeler,na!