Ce que je préfère, dans les voyages, ce sont les rencontres. Ces moments où l’on parle avec un ou une inconnue, ces moments qui soulèvent mille questions et autant de curiosité. Sans les rencontres, les voyages ne seraient que consommation. Consommation de plats ou de beaux paysages, agréable, certes, mais anonyme. J’aime aller parler aux gens, même si je suis souvent trop timide pour le faire autant que je voudrais. Souvent, ce sont les gens qui viennent vers moi, et entament la discussion, la plupart du temps de façon sympathique (car il reste quand même un certain nombre de relous, pas d’illusions). De retour d’un reportage à Arezzo et sa province, j’ai eu envie de compiler les rencontres qui m’ont touchée lors de ce voyage.
6 juillet 2021, Arezzo, restaurant l’Agania
Le serveur me fait une blague, ça le fait rire il se retourne. Il me propose un verre de rouge de sa carafe, il n’arrivera pas à la finir seul. Il s’appelle Lucio et moi Lucie, ça aussi, ça le fait rire. Il me dit qu’il adore ce restau, on mange trop bien, lui il habite à 100 mètres, c’est simple, il ne cuisine plus. Ce soir, il a mangé une salade, des saucisses, du pain, du fromage. Quand le restau a rouvert après le confinement, il est revenu et on lui avait fait une table spéciale, avec une banderole de bienvenue, ça l’a fait pleurer. L’Italie joue contre l’Espagne, il ne sait pas s’il va regarder le match, ça l’emmerde. Il est plongé dans son téléphone. Je lui demande s’il est arrétin, oui, il travaille ici, il a 40 ans. On parle de Deliveroo : avec la pandémie le service a débarqué en ville, il me dit. Mais ils ont tous des vélos électriques, à cause des pentes ultra-raides d’Arezzo. Alors que les vieilles, elles, elles ont des mollets ma parole, c’est du béton.
7 juillet 2021, quelque part dans les forêts du Casentino
Ils sont deux, au bord de la route. Dans un virage, à l’ombre du sous-bois. L’un d’eux a un panneau à la main, un cercle rouge au bout d’un manche. Ils sont habillés en carabiniers. Pas de doute, ils veulent que je m’arrête. Celui qui tient le panneau me demande si la voiture est à moi. Je balbutie, il croit quand même pas que je l’ai volée ? « Oui oui ! Enfin, non, pas vraiment, je l’ai louée quoi ». Vous avez le permis ? demande l’autre, sourcils épilés très fin. « Ben oui quand même » je lui dis, en pensant « mais je conduis si mal que ça ? » Ils prennent mon passeport, mon adresse, et je renonce à leur poser toutes les questions que je voudrais, comme « mais qu’est-ce que vous fichez dans les bois à deux kilomètres d’un sanctuaire franciscain » ? Ils me disent que je peux repartir, je cale. Je m’excuse « c’est que je conduis pas souvent ». Je leur demande si je ne roulais pas trop vite, ils me disent « non, madame ». Je leur dit merci, sans savoir pourquoi, et je m’en vais.
8 juillet 2021, Sansepolcro, dans un gîte à l’orée de la ville
Il insiste pour porter ma valise, puis me demande si je reste dîner le soir. Je dis oui, alors à 19h30, je descend dans la salle commune. Je suis la seule cliente. Je m’assois dans un fauteuil pendant qu’il fait mettre la table à son employée, en formation. « On mange avec vous, ça ne vous dérange pas ? ». Non, au contraire. Je lui dit qu’il y a de très beaux rideaux dans la chambre. Il sourit, heureux que j’aie remarqué. « Et la porte, vous avez vu la porte ? On a mis dix ans, avec ma femme, à tout rénover ici ». Il m’explique qu’avant, ce grand corps de ferme du XVIIe siècle servait aux travailleurs des champs. Il l’a racheté dans les années 80, il était abandonné depuis vingt ans. Il me raconte sa vie, son enfance durant la guerre dans une famille d’agriculteurs, près de la rivière, et la misère des enfants qui mendiaient du pain. Puis le boom économique, son mariage et l’ouverture de leur restaurant, l’achat de la ferme. Il n’a jamais été pessimiste, sauf l’année dernière. Il ne le dit pas, mais je comprend qu’il a perdu sa femme. Covid, ou autre, elle avait, comme lui, 83 ans. Il a les yeux qui brillent et me dit que le plus dur, c’est la solitude. Le lendemain au petit-déjeuner, il s’assoit à côté de moi et me raconte en riant comment son chat chope les souris, sur l’ancienne route abandonnée, à côté des oliviers.
10 juillet 2021, Eremo di Montecasale
« Ma me magna mi, me magna* » : j’entends le gros accent vénète qui s’exclame, à la vue des chiens de chasse qui furètent dans le sous-bois. Ils sont deux hommes, photographient les ermitages. Ils ont réalisé un documentaire. Ils sont dans la région pour un rendez-vous avec les maires des villages des territoires concernés. L’un, gros, chapeau de cow-boy en paille, veste sans manches à poches, chaussures orange fluo, l’autre maigre, look de dévot un peu intello, croix d’argent au col bien boutonné, me demande si je gagne vraiment ma vie comme journaliste. Le gros fait des photos avec un téléobjectif énorme. Le maigre me montre sur son portable une vidéo dédiée à la vie de San Francesco. Le film dure une heure, il me dit « regarde-le, chez toi ». Ils habitent à Montagnana (le photographe) et à Este (le maigre). Ils se prennent en photo à côté de la statue de Saint-François. Je les perds de vue dans le monastère.
*mais il pourrait me bouffer, celui-là !
11 juillet 2021, Castiglion Fiorentino
Les motards ont envahi la place du village. Ils sont vêtus de cuir et leurs bolides peints de flammes contrastent avec les décorations de la loggia de Vasari, sous laquelle les anciens et anciennes du villages prennent le frais. Je m’installe au bar, à côté d’une vieille femme dont j’avais remarqué le regard posé sur moi. Teinte en blonde, à la louche 75 ans, un verre de bière et un paquet de Toscanelli, les cigares locaux, posés devant elle. Elle entame la conversation sur ces motards et leur boucan, elle n’entendait rien au téléphone, avec le médecin. Elle a l’accent anglais. Elle vit en Italie depuis 53 ans, elle habite « juste derrière le castel », mais chez elle le téléphone ne capte pas donc elle doit descendre au bar de la piazza pour passer ses appels. Elle me raconte l’histoire de sa tante, ou de sa cousine, qui est rentrée en Angleterre en janvier et qui n’a pas pu revenir avant le mois de juin. « Ils sont partis en voiture, personne n’a vérifié leurs tests ! ». Ce soir, que la victoire de l’Euro aille à l’Angleterre ou à l’Italie, ça lui est égal, elle se sent aussi bien italienne qu’anglaise. Je termine mon jus de myrtille, on se salue. Quand je repasse une heure plus tard, elle n’est plus là.
12 juillet 2021, Cortona, Forteresse Girifalco, sur le chemin de ronde
On le voit de loin, avec son gilet jaune. Il est immobile sur le chemin de ronde, il fixe le panorama. Son talkie-walkie grésille. À gauche, les collines couvertes d’un maquis épais descendent doucement vers le lac Trasimeno. Dans la plaine, les rectangles jaunes des champs de tournesol alternent avec ceux des cultures de vignes ou de tabac. Je lui demande ce qu’il fait. Il est volontaire vigilance incendie. Toute la journée, il observe l’horizon, guettant les départs de feu. Il me montre les montagnes, au loin, les nomme. Il me montre un sommet, derrière nous. C’est un autre point d’observation. Ils sont trois à tourner d’un lieu à l’autre. Son préféré, c’est ici à la forteresse, le panorama est splendide. S’il y a un départ de feu, il avertit la caserne, plus bas. Selon la couleur, il sait indiquer ce qui brûle, et comment. Aujourd’hui, il n’y a pas le feu.
12 juillet 2021, Cortona, Forteresse Girifalco, à la billetterie
Il porte un sarouel mais pas de masque. Il a le regard ennuyé, prétentieux. Du bout des doigts, il tambourine un rythme inventé sur la rampe métallique des escaliers. Je regarde les objets en vente à la boutique du musée, je sens qu’il m’observe, dans la pénombre de l’escalier. Il dit « Qui es-tu ? ». Je sors. Il me suit. Il regarde l’horizon, les collines. « Qui es-tu ? ». Je lui demande si c’est à moi qu’il parle, ou au chien (il y avait un chien, tout seul). « A toi, à toi ». Je lui dit mon prénom, il entend Giusy. Il me dit qu’il vit dans une maison sur les collines, une situation « très originale ». Il me dit que j’ai « le profil d’une femme intéressante. Danseuse, peut-être ». Ça me fait rire, je lui dit que non. Il enseigne le yoga dans la forteresse. Une femme arrive, un tapis sous le bras. Je lui dit au revoir, je m’en vais.
Des rencontres en tous genres ?
En écrivant ces quelques rencontres, je réalise une chose… je ne rencontre pratiquement jamais de femmes. Souvent, au restaurant, je m’amuse à observer autour de moi et à compter le nombre de femmes qui sont seules. Eh bien, en général, il n’y en a pas – sauf moi. Je suis une exception, alors que je vois très souvent des hommes seuls. Ce sont généralement eux qui m’abordent. Il est beaucoup plus rare que des femmes prennent l’initiative de parler à des inconnus. Sur ce sujet, je vous conseille le livre de Lucie Azéma, Les femmes aussi sont du voyage. En le lisant, j’ai revu tellement de situations vécues en voyageant seule.
Et pour poursuivre le voyage, un peu de lecture : un voyage en Toscane en train, un itinéraire également ponctué de belles rencontres.
Racontez-moi les rencontres qui vous ont marquées 🙂
Salut Lucie,
Merci pour ces récits, ces rencontres éphémères laissent parfois des souvenirs impérissables..,.
C’est aussi une de mes spécialités, aborder où me faire aborder par des inconnus lors de mes voyages en Italie, toujours émouvant
Ciao Bella!!!
Merci pour ces récits… j’echangeais justement avec ma fille Aliénor sur ces conversations si intenses avec les inconnus des voyages.. ma chanson préférée les passantes de Brassens.
Bonjour Lucie !
Merci pour ces vignettes qui font le sel d’un voyage,au coin de chez soi ou au bout du monde…
A Burano,je la passer devant moi dans la rue..la vieille dame me sourit .Un peu plus tard, attablée à une terrasse,je la voit repasser, chargée de sacs à provisions..un grand salut de la main.
C’est l’heure de la sieste,nous déambulons mon compagnon de voyage et moi, elle ferme les volets : »ah!3fois, c’est un signe »..et insiste,nous fait entrer,commente les photos posées ici et là,les présents,les absents…montre les dentelles qu’elle faisait autrefois et nous emmène au musée, elle,une des dernières dentellière de l’île,en faisant un détour pour saluer son frère,en parlant de sa vie de femme, curieuse de la mienne…
Voilà,un de ces moments précieux qui font qu’un voyage, pour moi,est avant tout la rencontre de l’autre.
Encore un article très intéressant ponctué de très jolies photos !
Côté rencontre, je suis un peu comme toi, j’accoste peu les gens et ce sont plutôt eux qui viennent me parler. J’ai eu l’occasion de passer quelques jours dans le Molise avec un ami napolitain et lui échangeait systématiquement quelques mots avec les vendeurs/serveurs ou serveuses, et je me suis rendue compte à quel point ça enrichissait le voyage car au final, on apprenait pleins de petites choses sur la vie locale. Maintenant j’essaie de faire un peu comme lui quand je voyage !
Autre souvenir… avec ma soeur on est allée en Sardaigne quelques mois après l’élection présidentielle de 2017. Très souvent, au restau ou quand on se posait sur un banc, les italiens autour qui nous entendaient parler français venaient nous parler de Macron, nous demandaient ce qu’on en pensait et tout… c’était très drôle.
Bonjour,
Merci pour votre article d’une grande qualité, et que dire de ces magnifiques cliché ❤
J’adore Eremo di Montecasale….