Depuis le mois de février 2020, deux grands changements ont traversé ma vie. Le premier est personnel : j’ai quitté Venise pour Padoue. Le deuxième nous concerne tous et toutes, je n’ai pas besoin de vous le rappeler : nous sommes au cœur d’une pandémie qui frappe durement l’Italie, l’Europe, le Monde.
C’est drôle que je n’ai pas eu envie plus tôt de m’exprimer au sujet de Venise. Alors que j’ai tant écrit à propos de Venise depuis que je m’y suis installée.
Enfin, je crois que j’ai une explication à ça. Avant de quitter Venise, je saturais de son auto-référentialité. Entendre parler de Venise à longueur de journée, participer à créer des discours ininterrompus sur cette ville, me fatiguait. Comme dans un amour toxique où l’on passe son temps à analyser les tenants et les aboutissants de sa relation sans pour autant réussir à résoudre les problèmes qui reviennent de façon cyclique. Venezia, à la fois émerveillement, contrainte, agacement, difficulté ou bonheur.
Retourner à Venise
En quittant Venise, je me suis arrachée à ce devoir de participer à cette analyse collective. Désormais, je peux me permettre de l’aimer de loin, sans me sentir captive de ses problèmes insolvables.
Dès qu’on en a eu l’autorisation, je suis retournée à Venise, d’abord mi-mai, pour voir mes ami.es. Puis à la réouverture des hôtels, j’étais sur place pour un reportage. A nouveau, en juillet, en août, en septembre, en octobre, j’ai fait le voyage en lagune. Lors de ces échappées, je n’ai pas pris de photos, ou presque. Pas envie de mettre la ville à distance avec mon objectif.
Finalement, ce lundi de novembre, à peine descendue du train, ça m’a repris, l’envie de raconter, de photographier. D’écrire ces retours fugaces à Venise. Cet article est donc nourri de toutes ces promenades et de mes réflexions personnelles éparses, que j’ai émaillées de liens vers des livres, des podcasts ou des documentaires sur le sujet. Les photos, elles, ont toutes été réalisées par mes soins ce lundi 23 novembre, alors que toute la Vénétie est en zone jaune – les bars et restaurants ferment à 18h, les lycées sont fermés, le couvre-feu sonne à 22h, le port du masque est obligatoire partout.
Vides et pleins de Venise
Un sujet qui revient sans cesse sur la table dès qu’on parle de Venise : la foule. Ou son absence. C’est la première chose que j’observe en descendant du train, avec immédiatement cette question : y a-t-il plus ou moins de monde « qu’avant » ?
Dans notre façon de la raconter, Venise ne saurait être autre chose que vide, ou pleine. Étouffée par la foule des touristes, ou abandonnée de ses visiteurs. Pourtant, c’est beaucoup plus subtil que ça : les jardins royaux, à deux pas d’une place Saint-Marc normalement sur-fréquentée, sont très calmes et reçoivent un nombre raisonnable de visiteurs, par exemple… même dans une Sérénissime traversée par la pandémie, le dimanche, les quais ensoleillés des Zattere sont pleins de promeneurs et de buveurs. On ne saurait donc résumer Venise à une ville saturée de touristes jusqu’au moindre recoin ou désertée d’habitant · es.
A lire : Venise déserte, Danielle et Luc Carton, livre de photographies réalisées pendant le confinement de mars-avril-mai.
Publié aux éditions Jonglez en novembre 2020
Une ville habitée
La question de la fréquentation de Venise en cache souvent une autre. Qui sont les vénitien · ne · s ? Combien de personnes habitent vraiment Venise ? La question obsède tant qu’une pharmacie, désormais célèbre, a installé un compteur lumineux dans sa vitrine, affichant en temps réel le nombre officiel de résident · es. Le chiffre diminue de façon constante, mais difficile de rendre compte de la réalité, puisque de nombreuses personnes habitent Venise sans pour autant y avoir leur résidence administrative.
Vidée de ses touristes, la Venise pandémique s’est surtout retrouvée avec une quantité embarrassante d’appartements vides, la manne Airbnb s’étant finalement tarie. Avec un double effet : plus de boulot pour de nombreuses personnes louant – souvent pour le compte d’autres propriétaires – et le retour de certains appartements sur le marché locatif non-touristique. C’est comme ça qu’on a vu apparaître des annonces de studios ou de deux pièces vue Rialto à un tarif accessible, mais avec contrat d’un an maximum… car dès que la machine pourra repartir, c’est sûr, elle le fera de plus belle.
A voir (en italien), le documentaire In Venice Veritas
Un documentaire réalisé par le quotidien italien Il manifesto, paru en juillet 2019
Reprendre la scène
« Enlevez ses spectateurs à Venise, elle déprime et s’effondre en une semaine », estimait Régis Debray dans son livre Contre Venise, en 1995. Pour lui, l’espace public, places, campielli, palais-musées et bistrots ne sont autre qu’une scène où les vénitiens jouent les vénitiens et les touristes les touristes. Une représentation où chacun tient son rôle, du gondolier chantant O sole mio – une chanson napolitaine, mais peu importe – au touriste se prenant en selfie.
Dans la Venise touristique, en effet, l’espace public n’est pas neutre, on y est observé, photographié, alors qu’on effectue des actions banales de la vie. La vie quotidienne est si particulière qu’elle émerveille les touristes – et même certain · es habitant · es. Que se passe-t-il, quand on supprime les spectateurs, comme l’hypothétisait Régis Debray ? En me promenant dans une Venise pandémique, j’ai parfois eu l’impression de découvrir enfin ce que cette carence de spectateurs pouvait signifier.
Les kiosques de masques en plastique sont fermés. Les gondoliers se font rares. Les restaurants inventent d’autres formules, ou gardent leurs portes closes. Venise se vend autrement.
Dans certaines rues qu’autrefois je ne cherchais qu’à fuir – trop de monde, trop de magasins de pacotille, trop de couleurs criardes – je me prends à ralentir le pas, à lever les yeux. Autour de moi, je remarque les passants qui s’arrêtent, beaucoup de chiens, des gens qui prennent le soleil. J’ai l’impression que les habitant · es retrouvent certains espaces de leur ville d’habitude surchargés par la présence de flux humains.
Venise reste un théâtre. Une scène merveilleuse où la beauté empreint toute chose. Habitant · e ou touriste, on est forcément à la fois spectateur et acteur de cette ville où l’eau et la lumière combinent leurs efforts pour projeter sur les murs et sur les gens les effets spéciaux les plus fascinants.
A écouter : Venise confinée, Venise retrouvée, à podcaster sur RTS Radio
Un reportage signé Milena Aellig et Raphaëlle (Aellig) Régnier
Venise ou Padoue ou autre merveille italienne je suis partie de l’enfer parisien, ai fait une escale d’un an bloquée par des pbs de santé dans la ville de Nice que je déteste ,et je veux vivre en Italie Venise Padoue ou autre dès que le Covid nous lache un peu et que je peux vers mars avril , la France c’est fini pour moi
J’adore ces photos , j’en fais aussi , j’adore ce, alors j’espère à bientôt chère Italie
Bonjour,
Juste un petit commentaire amical pour vous rappeler que l’écriture dite « inclusive » n’est pas l’orthographe française officielle et qu’il est dommage d’abîmer une langue riche et belle comme le français, avec un mode d’écriture idéologue et militant. Je suis toujours étonnée de voir que des gens se sentent autorisés à s’attaquer à notre langue commune.
Amicalement!
Marie
Bonjour Marie, je vous réponds également amicalement pour vous exposer mon point de vue. Aucun mot n’est né avec un certificat de naissance lui donnant une forme, une orthographe, une nationalité. S’ils ont bien une origine via l’étymologie ils n’ont pas leur destin inscrit en eux lors de leur apparition. Les mots et leur forme sont des objets qui nous échappent, voyagent et évoluent. Notre volonté de normer et codifier le langage est récente, et utile, bien sûr, à communiquer mais je n’y vois en rien un objet figé auquel il serait interdit de toucher. Quand j’écris sur mon propre site, j’écris selon mes représentations. Je choisis les images que j’ai envie de créer avec les mots, et dans mon esprit, ces images sont peuplées de femmes et d’hommes. Quand je lis des textes genrés au masculin, mon imaginaire se les représente au masculin. Ce n’est pas ce que j’ai envie de communiquer ici. D’ailleurs, j’utilise l’écriture inclusive uniquement lorsque ce que j’ai en tête, et que j’ai envie de communiquer, correspond à ce que l’écriture inclusive permet de transmettre, c’est à dire le masculin et le féminin en même temps. Un blog est un espace personnel de création, pas un manuel de langue. Voilà pourquoi je prends cette liberté, sans pour autant déclarer la guerre à « notre langue commune », ni obliger qui que ce soit à faire de cette langue là la sienne. Maintenant, vous savez pourquoi je fais ce choix 🙂
Votre article est vraiment très très intéressant. Je reviens d’un séjour à Venise (que j’ai adoré) et c’est exactement ce que j’ai ressenti : Venise est un théâtre à ciel ouvert 🙂 Merci beaucoup pour ce point de vue, très bien écrit qui plus est !