Un soir d’été. Il fait chaud, la brise peine à rafraichir l’atmosphère humide. Seul le vrombissement des hordes de moustiques et le clapot du canal brisent le silence. Les corps, éprouvés par la canicule, cherchent le salut dans le Spritz, agitent des éventails. L’air est si lourd, qu’il étouffe les voix, plonge les buveurs dans le coton. Les groupes peinent à maintenir la conversation, le moindre effort pèse, les moustaches suent. Quand soudain, dans un vrombissement, un cri transperce l’atmosphère brûlante :
« DES-PA-CI-TOOOOO! »
Les têtes, mollement, se tournent vers le hurlement sauvage, qui continue :
« QUIERO DESNUDARTE A BESOS DESPACITO »
Une forme dessinée au néon apparaît sur le canal, précisant ses contours.
« Y HACER DE TU CUERPO TODO UN MANOSCRITOOOOO »
Quatre jeunes gens, cranes partiellement rasés, chevelure maintenue au gel fixant ultra-fort, strass incrusté sur l’incisive droite, grosse montre et chaussures de sport, fendent l’air et les eaux sur leur barchin (prononcez barquine).
« DES-PA-CI-TOOOOOO »
La vision, éclat bruyant et rapide, s’évanouit déjà. Sur le quai, les corps mous et suants reprennent leurs conversations étouffées par l’air brûlant. Nous sommes à Venise, un quelconque soir de la belle saison.
Petite musique vénitienne
Clapot de l’eau, sons des cloches, bruits des pas dans une calle : bien plus qu’ailleurs, à Venise, les petits bruits de la ville s’expriment. Sans moteurs fracassants qui les étouffent, les bâillements des chats, les tintements des couverts et les notes d’un violon échappées d’une fenêtre emplissent l’espace du silence, s’épanouissent.
« Quand je cherche un autre mot pour musique, je ne trouve jamais que Venise », écrivait Nietzsche en 1888.
En effet, combinant le silence et les sons, la ville produit continuellement sa petite musique, si douce aux oreilles des promeneurs. Si Venise est sublime, on pourrait tout autant s’en délecter les yeux fermés, accompagnés d’un bon guide pour éviter la chute au canal. En 2017, l’artiste espagnol Antoni Abad proposait dans le cadre de la Biennale d’Art Contemporain d’expérimenter Venise sur l’eau, les yeux bandés. Son travail avait donné lieu à une cartographie sensible des lieux parcourus : privés de la vue, les participants pouvaient percevoir la largueur des canaux ou le passage des ponts au changement des sons autour d’eux.
Récemment, l’office de tourisme envoyait même une carte sonore et collaborative de la ville aux abonnés de sa newsletter : Venezia Soundmap. On peut y écouter (et même y télécharger) les cris des gondoliers, les vaporettos ou le silence de la Venise confinée. L’occasion de se prêter à un voyage immobile, chez soi, les yeux fermés, parcourant mentalement les rues réelles ou imaginées de Venise.
Attentats au silence
Oui mais voilà : la musique, on n’aime pas tous la même. Et Venise n’est pas exempte de ses bruits discordants. Sur le groupe facebook franco-vénitien que j’administre, la question s’est récemment posée. Faut-il supporter les barchin et leur musique à fond pendant tout l’été ? Ou peut-on compter sur une intervention de la municipalité pour attentat au bon goût auditif ?
Normalement prompte à défendre le decoro quand il s’applique au champ visuel, (rappelez-vous, ce concept moral appliqué à l’urbanisme), la municipalité n’a cure des dormeurs dérangés. D’ailleurs, à force de silence, les vénitiens deviennent obsédés par le bruit. Quitte à faire tomber les derniers bastions de la fête lagunaire, comme le mythique bar « Ai billiardi », qui fermait ses portes vers 5h du matin jusqu’à ce que les riverains obtiennent gain de cause, en 2019. Une obsession que le confinement de 2020 n’a pu qu’amplifier.
Silence de cristal
Un rien suffit alors à briser le silence, qui n’est plus de plomb, mais de cristal – voire de verre de Murano. A l’aube, les éboueurs à pieds réveillent la ville en hurlant, trainant leurs lourds chariots sur les ponts et par les ruelles. Les goélands ricanent, espérant grappiller des déchets comestibles. La vieille voisine du dessus, plus rarement le voisin, commence sa journée en criant des insultes face à sa télé. Des comme elle, il y en a une par palais, comme un épouvantail anti-touristes qui ne fait plus peur à personne. Les valises à roulettes font ensuite résonner leur affreux roulement sur les masegni, les vieilles pierres volcaniques pavant le sol. Les gondoliers descendent les verres de vin, vers onze heures, il commenceront à s’égosiller d’une barque à l’autre. De temps en temps, les accords d’une chanson à la mode retentit dans les enceintes d’une barque.
Et pourtant. Malgré tout ce vacarme, Venise continue d’enchanter les oreilles. Tant de rues désertes sont à deux pas des axes les plus fréquentés, de même, le boucan le plus dense côtoie le silence le plus doux. Et à midi, par dessus tout, les cloches de toutes les églises clament plus fort les unes que les autres que ce sont elles, à dominer le temps et les sons.
Avez-vous remarqué que le son des cloches à Venise ne ressemble à aucun autre?
Merci pour ts ces textes sur Venise. Ils me donnent l’impression d’y être
Je ne m’étais jamais fait la réflexion, mais je suis sûre que je les ressens comme nulle part ailleurs !
Philippe Solers dit que les cloches se répondent, l’image est belle . Depuis j’écoute les cloches différemment , cherchant un improbable dialogue
Je suis à l’arrière d’un bus au moment où je lis ton article, l’air conditionné est en panne, il fait 35 degrés, je meurs de chaud… Voilà que je me plonge dans ce bel article. Je ferme les yeux, je suis à Venise.
Merci pour la qualité des descriptions et le contenu. Comme d’habitude c’est un réel plaisir de te lire ! Merci ☺️
Merci.j y étais en te lisant… nostalgie du temps qui ralentit.des odeurs .des couleurs…. merci.merci.encore merci
Un article qui me transporte. Merci.Je ne connais pas Venise; j’en rêve..Comme il doit être bon de vous avoir comme guide!