J’écris de Mantova, dans une chambre d’hôtel du centre ville, non-loin du Palazzo Ducale et de la Basilique de Sant’Andrea. Après pratiquement six mois sans quitter la région où j’habite, ça y est. J’ai pu prendre le train pour un nouveau reportage. J’ai mis mon appareil photo en charge, un carnet et un stylo dans mon sac à dos, et me voilà ici pour une semaine.
Ce qui est bien quand on vadrouille le masque au vent, c’est que la machine à idées se remet en route. Changer d’air, ça me donne toujours mille pensées que je n’ai pas dans mon quotidien. J’observe les rues, les gens, les murs, et soudain j’ai envie d’écrire. Je m’assois sur un banc, et paf, j’ai une idée.
Dans le décor
Pour ça, Mantoue est parfaite : la ville est si jolie qu’on la parcourt lentement, pour faire durer le plaisir. Tout y est harmonieux. Les couleurs pastel des maisons se répondent entre elles, les volumes des églises jouent avec les formes ; dans les palais, tout est peint, orné, décoré. C’est le printemps, on se déplace en vélo, les gens portent des jupes chics ou des pantalons en lin. On se croirait presque dans un décor, imaginé pour figurer une Italie douce et heureuse.
En italien, ce mot de décor a d’ailleurs plusieurs sens. D’abord, comme en français, il y a le decoro, décor de théâtre, lieu où la scène se déroule. Puis vient le second sens, qui tient au prestige d’un lieu ou d’une personne. L’italien moderne nous rappelle ainsi l’origine latine du mot, decor, signifiant aussi bien convenance que parure, ornement. Le décor, c’est ce qui est convenable, pour une ville, une famille, ou un individu.
Le decoro et le degrado
Dans son deuxième sens, le mot est sur les lèvres de tous les maires des villes et sur tous les gros titres de la presse locale, associé à un autre : le degrado. Encore un terme qui a deux acceptations : la première, littérale, évoque la dégradation d’un bien, d’un lieu. La deuxième, figurée, prend une tournure morale : il degrado, c’est la dégradation des valeurs, de la culture.
L’un menaçant l’autre, le decoro serait en péril tandis que le degrado avancerait au galop. Derrière ces deux mots, qui obsèdent les urbanistes, les élu.es et les journalistes locaux, il y a une vision des espaces publics en pleine transformation passant d’espaces vécus à espaces consommés.
Si le théâtre des places italiennes n’est plus qu’un décor
Le decoro, c’est une belle place, avec ses palais, ses statues, ses fontaines et son église. Une carte postale. Zoomons. Sur la margelle de la fontaine, un groupe d’amis partage des bières achetées au supermarché. Devant l’église, à plat ventre, des enfants dessinent à la craie. D’autres tournent en trottinette autour de la fontaine. Sur les bancs, un clochard cuve son tavernello, le vin vendu en boîte de carton, une vieille dame nourrit les pigeons, un couple d’ados échange des hormones et beaucoup de salive. Dans un coin, quelqu’un fume un joint ou prend de la drogue. Des groupes de gens discutent, de retour du marché. Il y a des chiens qui chient et des propriétaires qui ramassent leurs crottes, ou pas.
Tout ça, dans le langage quotidien de beaucoup de villes italiennes, c’est ce qu’on appelle le degrado. Avec ses diverses nuances, selon qu’on parle des crottes de chien, des jeux ou de la drogue, bien sûr. A Venise, une règle anti-degrado (peu respectée) interdit aux enfants de circuler en trottinette sur les places, mais les exemples sont nombreux et édifiants. La tendance est à la chasse au présumé degrado.
Honnis soient les bancs publics
Au premier rang des victimes du degrado, les bancs publics. Cet objet banal, que la modernité a déjà bien souvent transformé en « banc anti-clochards » pour éviter que des personnes y trouvent le repos, est en voie de disparition dans beaucoup de villes du nord de l’Italie (surtout). A Mantoue, où je me trouve, donc, la place principale de la vieille ville compte deux bancs publics, et une bonne centaine de places en terrasse des bars. A Padoue, où j’habite, c’est encore plus flagrant : dans le but de « requalifier » un quartier ou un parc jugé « dégradé », on en retire les bancs publics pour installer des bars.
Avec la crise sanitaire, le phénomène enfle encore : les restaurants et les bars ne pouvant pour le moment pas servir en salle, une grande partie du sol public a été distribué à des activités privées pour qu’elles puissent étendre leurs terrasses. Un geste de solidarité envers un secteur durement touché économiquement, ou bien une diminution de l’espace gratuit et libre à disposition de tous et toutes ?
Pour Federico di Vita, journaliste à Esquire et auteur d’un article farouchement opposé au concept de decoro, qu’il qualifie de « cripto-fasciste », la réponse est claire. Ce n’est pas la vie des places qui dérange, qu’elle soit nocturne ou diurne. Au contraire : elle est tout à fait encouragée, à condition de se dérouler sur la terrasse des bars ou restaurants qui occupent les places. Ce qui dérange, c’est l’acte gratuit d’évoluer dans l’espace public en tant que citoyen et non en tant que consommateur. Ceux qu’on veut éloigner, ce sont les plus pauvres, qui ne dépensent pas en terrasse mais s’assoient sur les marches, les bancs, les fontaines.
Cartes postales effet wahou!
Ce qui est dommage, avec tout ça, outre le fait qu’on transforme les villes en cartes postales insipides, c’est que pas de banc, pas d’idée. Déambuler masque au vent, oui, mais pour laisser retomber les idées, pour attraper le fil de ses pensées, on a besoin de s’assoir, de laisser reposer les jambes et le cerveau. On a besoin d’un banc, d’une volée de marches, d’un bout de place où se poser. Dans une carte postale, on ne fait que passer, sans s’attarder. Le temps d’un rapide wahou!, d’un selfie, et c’est reparti. Sans habiter les lieux qui pourtant, appartiennent à tous et à toutes.
Cet article appartient à la catégorie Carnets parallèles, où je publie diverses réflexions surgies en au cours de mes voyages, en parallèle d’un autre travail ou projet. Vous pouvez lire ici le premier épisode, dédié aux bars moches, et le deuxième, au besoin d’éteindre nos téléphones, en voyage ou juste en général.
Si vous avez envie de discuter du thème de l’article d’aujourd’hui, laissez donc un commentaire 🙂
Lucie,
vous avez des raisons à tous les sens, actuel, dégradation galop partou avec mondialisation ensemble et bien c’est dommage, malgré que c’est aussi le signe de la culture moderne ou plutôt dégradation moderne….
J’avais effectivement entendu parler de cet arrêté vénitien interdisant notamment de s’asseoir sur les marches d’églises mais j’ignorais qu’il existait cet horrible terme de « degrado ». Quelle tristesse ! Que devient une ville si elle ne sert que de décor propret, sans aspérité ! J’aime voir les enfants jouer au ballon sur les places, les gens discuter sur des chaises sur leurs pas de porte, j’aime les bancs publics et les gens assis sur les volées de marches (je suis la première à le faire si je ne trouve pas de banc à proximité). Sus aux villes insipides !